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« Les Hommes d’Aujourd’hui », 1892, n°419, 9ème vol. Texte d’Albert Charpentier.
Avec un portrait charge par Henri Gabriel Ibels[1] (1867-1936, I.F.F. vol.11, p.20 n°5bis).
I
Alphonse Osbert est né à Paris le 23 mars 1857.
Son nom est un écho du moyen âge et retentit clair comme la trompe de Roland. Ses lointains ancêtres, venus de Danemark en Normandie, étaient nobles seigneurs à la barbe blonde qui préféraient la prison à l’abandon de leurs croyances ou de leur dignité. L’un d’eux fut même tué, je crois, pour avoir soutenu la cause du peuple.
Alphonse Osbert a hérité de ses aïeux[2] l’allure seigneuriale. Il marche droit, tête haute, l’œil fier et bon sous le chapeau à bords plats.
Il habite avec sa mère à Vaugirard et je laisse à ceux qui le connaissent le soin d’apprécier l’homme pour ne parler que de l’artiste.
II
Jusqu’ici deux étapes caractéristiques dans le talent du peintre : la première de 1883 à 1890 ; la seconde de 1800 à aujourd’hui. Stades totalement différents au premier abord, mais qui se complètent et s’expliquent pour l’esprit attentif.
À l’école, l’artiste avait pour maître M. Lehmann[3]. Que de discussions entre le maître et l’élève et combien de fois n’a-t-on pas failli déserter l’insupportable atelier ! Le véritable maître vers lequel vont les aspirations est M. Bonnat[4], que le jeune homme admire et imite.
Au Louvre, on restait en extase de grands quarts d’heure devant Ribéra[5], dont on copiait parfois les toiles.
À la vérité, on n’avait pas encore regardé par soi-même : on voyait comme M. Bonnat, l’idole qui peignait la nature humaine avec force et grandeur, semblait-il. On était hypnotisé, on ne discutait pas.
Psychologiquement, cette admiration était le corollaire nécessaire d’une nature de certitude qui affirmait audacieusement l’existence du monde extérieur dans une vision jugée seule la vraie, l’irréfutable. État d’âme heureux, s’il en est, pleinement satisfait et convaincu, auquel correspond une peinture sculpturale, rudement rehaussée d’oppositions violentes, un réalisme de muscles tendus et estompés de noir pour les mettre en le relief des écorchés vifs. Surabondance de vie matérielle, école de Rubens sans le coloris, progéniture dégénérée de Ribéra.
Dans cet état d’âme fut conçue et exécutée en 1883 « La Dernière Autopsie d’André Vésale »[6], large toile où la jambe de l’autopsié vient en avant dans un raccourci puissant et lourd, où le fond est traité avec ce jus de bitume cher au genre. Le tableau était d’un bon élève qui avait rapidement acquis la pâte grossière et solide de son maître.
En 1884 parut « La Mort du Moine »[7], toile moins violente dans les oppositions de chair, procédant plus directement - si on peut dire – de Ribéra.
III
Mais voici que l’artiste voyage. L’Espagne le retient quelques semaines ; ses musées l’absorbent. Il arrive en présence de Vélasquez et il est aveuglé. Il recule, ébloui, hésite à blasphémer, revient et cherche à comprendre. La lumière tombe à flots sur sa rétine. Plus de bitume, plus d’antithèse, mais l’orchestration complexe de tons éclatants toujours harmoniques, le prisme décomposé et reconstitué dans une facture large et vivante, dépourvue de procédé presque. Peu à peu, le voile lourd des paupières se soulève et le jeune peintre est émerveillé. Le décor du monde est un Vélasquez.
Alors quoi ? se demande l’artiste. Les choses ne sont pas ce que je voyais. Qui a raison, Ribéra, Bonnat ou Vélasquez ?
M. Osbert revient en France, désarçonné. Il trouve dans son atelier les anciennes toiles qui lui paraissent affreusement ténébreuses : il a dans l’œil et dans la mémoire le maître espagnol et sentant qu’il a fait fausse route jusqu’alors, il se promet courageusement de tenter autre chose. Vélasquez a été le révélateur et l’aiguilleur de sa vision.
Aussitôt l’artiste s’essaie dans la transformation de son passé. De cette époque date « La Fileuse »[8], faite d’après une esquisse rapportée d’Espagne. En 1886, « Saint-Paul l’Ermite »[9], où les progrès sont imperceptibles au point de vue lumineux, mais qui reste une belle œuvre dans une conception inférieure.
« Portrait de mon père »[10], en 1887, est exécuté dans la facture Bonnat.
En 1888, « La Brume du matin » et « Mystère du soir »[11], attestaient une notable transition. Mais le peintre passant du noir au clair a désappris et de l’École il n’a gardé que la préciosité du geste, le recherché des attitudes. Les nudités de ce dyptique ne sont enveloppées d’aucune atmosphère et la lumière qui les entoure ne vient ni les imprégner ni les colorer.
IV
En 1890, un « Christ en croix »[12], conçu dans la division du ton et sous l’influence de G. Seurat[13], comme procédé, ouvre l’ère nouvelle. C’est un pas en avant pour la vision lumineuse et un retour heureux au passé pour la solidité de la pâte et la fermeté de la charpente. Parallèlement, la psychologie de l’artiste dévie. Moins de certitude, moins de violence et plus de rêve.
Au réalisme, entendu au sens étroit et mensongèrement convaincu de peindre les choses « telles qu’elles sont », succéde dans l’âme de M. Osbert un idéalisme ample, un ardent besoin d’art religieux, mystique même, une croyance esthétique en une lumière supérieure.
Ainsi paraît son Christ, geste de vérité dans la nuit d’ignorance, lumineux par lui-même.
En 1891, M. Osbert abandonne le salon des Champs-Élysées[14] et fait son entrée aux indépendants[15] avec une toile déjà très remarquable : « L’Harmonie d’Automne ».
C’est dans les bois aux feuilles jaunies, tombantes, une femme nue. Le torse en arrière, les épaules et la gorge colorées par les reflets d’un soleil mourant, elle rêve, les yeux clos, cette Femme-Automne, tenant délicate en sa main une branche que plus ample pression briserait. C’est harmonique vraiment et triste, sans banalité. Cependant le geste manque de cette simplicité sobre qui préside aux œuvres maitresses.
Deux mois après, au salon du Champ-de-Mars[16], une carte de visite, sous verre, intitulée « La Tombée du soir », attirait les regards artistes.
En 1892, M. Osbert a fait un pas gigantesque dans deux grandes toiles dont l’une, « Vision » fut exposée au Champ-de-Mars[17].
Vision, c’est le sentiment biblique des anciens âges, incarné dans une sainte Geneviève, gardeuse de mouton. Le soleil n’a pas encore percé à l’horizon, le ciel est argentin et comme virginal : le fond du bois est embué de la vapeur bleue de l’aurore et les champs sont paisibles où paissent les troupeaux. Les pieds joints, les mains jointes, les yeux levés, droite dans l’attitude héraldique d’une Prière qui monte, elle a vraiment la foi des simples, cette sainte, et la vision de choses grandes, quelque peu fabuleuses, dans ce décor mystérieux. Il y a là une infinité de rêve dans une largeur d’exécution où le procédé même s’efface. C’est à notre avis la plus belle œuvre de M. Osbert.
Avec « L’Hymne à la mer »,[18] nous sommes en présence d’un couchant. Sur le coteau noyé d’ombre indécise qui descend au pied de la plage, une fille antique de large carrure chante l’hymne éternel, en s’accompagnant de la lyre. Ici encore, l’impression est haute, toute de plein air, comme une mélopée à la fois sonore et vaporeuse qui se perd dans la vastitude du soir.
Récemment l’artiste, de retour des bords de l’Allier[19], a rapporté des études très importantes, simples notes jetées sur le panneau, d’où sortiront, d’où sont déjà sorties des toiles de valeur. (Voir le salon des Indépendants, ceux de la Rose+Croix et du Champ-de-Mars).
Quant à la manière dont le peintre travaille, elle peut se résumer : voir, saisir au vol de l’heure, retenir et faire voir ensuite. Alphonse Osbert travaille donc matériellement surtout à l’atelier. D’ailleurs il lui arrive souvent d’imaginer un paysage comme décor pour ses figures. Les tons qu’il aime sont le bleu, le violet-verdâtre et le jaune du couchant. Il en sait la gamme, tous ses harmoniques ; et ce n’est pas sa plus petite originalité.
V
Alphonse Osbert peut être défini le peintre du rêve dans la lumière grise. C’est un poète, en effet, qui chante son âme sur sa toile, comme Verlaine en ses vers. De préférence les brumes de l’aurore et les vapeurs du soir l’attirent et le bercent. Et comme le poète est doublé d’un compositeur, il crée des fabulations pour développer son thème et transposer son âme. L’orchestration est en outre savante et la phrase bien écrite.
Au résumé, M. Osbert joint a des dons naturels et à une science de peintre de rares qualités d’artiste.
Albert CHARPENTIER[20].
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[1] Ndlr : Sa demi-sœur, Louise Catherine Ibels (1891- ?), élève de Bernard Naudin, exposera deux gravures représentant des paysages auvergnats : « Cour de ferme auvergnate » (eau-forte originale, Salon d’Automne de 1946 , n°703, I.F.F. 1960, vol.11, n°23b), « Hiver en Auvergne » (eau-forte originale et aquatinte, Salon de La Société Nationale des Beaux-arts de 1949, n°3675).
[2] Ndlr :Son père, marchand d’estampes, édita Berr Nathan, Georges Blanke, Théophile-Victor Desclaux, Jean-Julien ou Jacot, Ange-Louis Janet dit Janet-Lange, Lacombe, J. Lacour, Adolphe Leroy, Ludovic,
[3] Ndlr : Henri Lehmann (1814-1882), élève d’Ingres. Parmi ses autres élèves, nous citerons les artistes auvergnats : Charles Maurin, Pierre Tullon et le lyonnais Alexandre Seon.
[4] Ndlr : Léon Joseph Florentin Bonnat (1833-1922). Parmi ses élèves, les artistes peintres bourbonnais Eugène Charvot , Paul de Laboulaye, Georges Antonio Lopisgich, Sylvestre Milanolo, Lucien Pénat…
[5] Ndlr : Le musée Crozatier (Le Puy en Velay, Haute-Loire) détient une de ces copies « Le pied-bot » réalisée par l’un des rénovateurs de la gravure en couleurs, le peintre Charles Maurin originaire du Puy en Velay (Haute-Loire, Auvergne, 1856-1914),
[6] N°1822 du livret qui indique « élève de H. Lehmann et de MM. Bonnat et Cormon ». Fernand-Anne Piestre, dit Fernand Cormon, (1845-1924). Osbert est alors domicilié au 7 de la rue Alain-Chartier à Paris. Le tableau est accompagné d’un extrait de la Chronique d’Espagne – Règne de Philippe II « En l’an 1563, André Vésale fut accusé d’avoir commencé l’autopsie d’un homme qui n’était qu’en léthargie. Traduit pour ce ait devant le tribunal de l’Inquisition, il fut condamné à mort. Philippe II d’Espagne obtint difficilement la commutation de la peine en un pèlerinage en Terre-Saint » (293*350cm, visible au musée d’Orsay).
[7] Ndlr : Salon de la Société des Artistes Français, n°1833 du livret.
[8] Ndlr : S.A.F., n°1890 du livret.
[9] Ndlr : S.A.F., (244*180cm, n°1780, visible au musée d’Orsay), A. O. présente aussi « Violon et vieux bouquins » (n°1781, réexposé au salon des Indépendants de 1894, n°575).
[10] Ndlr : S.A.F., n°1817 du livret.
[11] Ndlr : S.A.F., le livret indique « Fraîcheur matinale ; mystère du soir ; (dyptique) » (229*134cm, n°1939), visible au musée d’Orsay.
[12] Ndlr : S.A.F., « Martyre du Christ » (n°1816, en référence au Credo de Nicée « Lumen di lumine ». Osbert fait référence de sa filiation à Puvis de Chavannes (1824-1898) et insère son nom entre Bonnat et Cormon.
[13] Georges Seurat (1859-1891), pionnier du pointillisme et du divisionnisme, co-fondateur avec C. Maurin, entre autres, des Artistes Indépendants. Corollairement aux recherches de Seurat, basées sur les travaux de Chevreuil et Charles Henry, C. Maurin mettait au point son procédé de peinture vaporisée.
[14] S.A.F..
[15] En réalité, Osbert exposait aux Indépendants depuis 1889. En 1891, il expose 10 pièces (n°888-897 du livret), et, rencontre Maurice Denis (1870-1943) qui l’invite à la première exposition des Nabis à Saint-Germain-En-Laye ainsi qu’en 1893.
[16] Salon de La Société Nationale des Beaux-arts, présidé par so ami Puvis de Chavannes
[17] S.N.B.A. n°779 (Huile sur toile, H. 235 ; L. 138 cm), réexposée en 1893 lors du deuxième salon Rose+Croix. L’œuvre, restée dans la famille de l’artiste, est visible au musée d’Orsay.
[18] Salon des Indépendants (n°963, Huile sur toile, 278*176cm) visible au musée départemental de l’Oise, Beauvais. A. O. était parmi les membres chargés du placement des œuvres, avec Signac, Luce, Ibels…
[19] Depuis sa rencontre, en 1891, avec Marie-Louise Boitelet (1854-1925) originaire de Cusset, A. O. se rend chaque année, de mai à octobre à Vichy ou ses environs, point de départ d’excursions en Auvergne et Bourbonnais : Hérisson (1891), Chateldon (1892) ; Le musée d'Orsay conserve deux huiles sur bois, localisée et datée de cette période « Chateldon, 1892 » (180*270mm), « Bords de l’Allier, Vichy 1892 » (185*275mm). Les premiers paysages bourbonnais exposés figurent au salon des Indépendants de 1893 (n°964 & 965).
[20] A. O. rencontre Charpentier en 1891 lors des soirées organisées par la revue symboliste « La Plume » et fréquentées par Puvis de Chavannes et son ami le bourbonnais Marcellin Desboutin, Ibels, le poète Mallarmé si cher à notre compatriote Etienne Clémentel. Nous reviendrons sur ces soirées en évoquant le banquet donné en l’honneur de Puvis de Chavannes au cours duquel Desboutin reprit sa plume.
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